Les historiens des XVIIIème et XIXème siècles qui ont décrit le site de Prébayon, au coeur du massif de Saint-Amand dans les Dentelles de Montmirail, n’ont pas manqué de frapper l’imagination de leurs lecteurs en forçant le trait pour décrire ce lieu comme un monde hostile et sauvage cernant un fragile îlot monastique que des recluses d’origine royale auraient élu avec héroïsme pour leur exil spirituel.
Qu’on en juge par cet extrait tiré d’une Notice historique sur Prébayon, de l’abbé Bruyère, publiée en 1869. Le site est ainsi décrit : « ….Les hurlements des bêtes féroces qui hantaient les bois d’alentour, les éclats de la foudre déracinaient quelques pins séculaires, les bruits des eaux du Trignon, grossies par l’orage, battant parfois les murs du monastère, se mêlaient seuls à l’accent pur et suave de la prière… ». Ailleurs, dans un manuscrit anonyme du XVIIIème siècle, Prébayon est perçu comme un « affreux désert démuni de toutes les commodités de la vie… »
C’est au cours de ces derniers siècles que Prébayon a donné lieu à l’élaboration de son histoire religieuse, qui ne s’appuie pourtant sur aucune donnée textuelle fiable avant le XIIème siècle. Cette histoire n’a pas manqué, au fil du temps, de prendre une épaisseur légendaire. Ainsi, l’origine de la communauté des recluses de Prébayon se placerait dans un temps historique situé dans le haut Moyen-Âge (VIIIème siècle). Cette ancienneté quasi mythique a fertilisé l’imagination de la population des communes voisines qui ont partagé et partagent un intérêt marqué pour la mémoire de ce lieu. En effet, on aime se rendre à Prébayon car on y éprouve, en premier lieu, ce « sentiment de la Nature » hérité des Romantiques, à quoi s’adjoint la sensation d’une sacralité prégnante qu’attestent l’existence de dévotions et de pèlerinages collectifs qui ont conduit les paroissiens des communes avoisinantes jusque-là. Ainsi, Prébayon (parvalon en provençal), tellement isolé et, du coup, si bien préservé des atteintes dévorantes du monde moderne, demeure un lieu d’attraction estimé des promeneurs, des pique-niqueurs épris de rêveries solitaires, de recueillement, de prière.
Contrairement aux descriptions apocalyptiques des historiens cités plus haut, ce discret vallon, enserré au bas des versants de plusieurs collines et à la jonction des trois communes de Sablet, Séguret, Gigondas, laisse une toute autre impression lorsqu’on y accède : c’est celle d’un havre de verdure, de paix, de sérénité, de fraîcheur, propice à la méditation.
Pour y parvenir, plusieurs cheminements sont possibles. On peut emprunter un bien agréable sentier qui, venant de Sablet, longe la rive droite du torrent du Trignon, à mi-pente de la hauteur de Coste Chaude où s’efforcent de croître au milieu de la rocaille des bosquets de pins rabougris mêlés de chênes verts et d’amélanchiers. On remonte ainsi pas à pas le torrent vers l’amont, torrent qui reste profond, embroussaillé, ayant franchi patiemment à coups de boutoir les robustes bancs de calcaire qui en ont entravé le passage. Autant maintenant est-il sec et apaisé, autant sait-on
combien il a pu être tumultueux, enragé, destructeur. Après une petite heure de marche, on débouche dans le vallon de Prébayon en pénétrant sous des ombrages entourant une belle clairière au sol noir que surplombent de hauts taillis de chênes où s’associent les cornouillers, les houx et des jeunes hêtres au pied desquels on rencontre parfois les fragiles lys martagon. Des généreux bouquets de noisetiers peuplent le bord du torrent dans le lit duquel nous pouvons pénétrer à partir du terre-plein où sont les ruines du monastère. On le remonte alors en nous enfonçant dans une sorte d’étroite gorge, jusqu’au Tombant du Trignon : l’hiver, l’eau de ce qui n’est plus en amont qu’un banal ruisseau se précipite en une cascade de belle hauteur dans un chaos de pierrailles.
L’été, cette cascade devient un mince filet d’eau claire qui se perd au milieu des rochers encombrés de branches mortes. Le long des parois rocheuses on voit naître de ces boules géantes au dur noyau de fer qui s’en détachent lentement pour finir par rouler dans le lit du torrent et s’immobiliser parmi les débris de rochers.
C’est sous ces ombrages, à quelques pas du torrent, que se devine la carcasse d’une nef d’église qui était encore intacte au XVIIIème siècle, « assez obscure et fort humide et où on y célébrait la messe de temps en temps », selon l’historien Expilly. Deux ermites l’entretenaient alors. L’église fut ensuite rendue au silence, les lieux abandonnés et livrés à la ruine. D’autres chicots de murs très épais et de belle facture attestent qu’un bâtiment d’une certaine ampleur devait là s’élever. Plus bas, à l’entrée du vallon, à quelques pas des ruines, un monument attire l’attention : c’est ce pont à arche unique en plein cintre dont les culées s’appuient sur les deux rives rocheuses sous lequel le torrent a creusé en force son passage.
Ce pont a été restauré il y a une trentaine d’année : il permettait aux paroissiens de Gigondas de passer d’une rive à l’autre du Trignon et de rejoindre ceux de Sablet et de Séguret lors du pèlerinage annuel de fin d’été où l’on implorait la Vierge en la priant de faire venir la pluie. Ce fut donc un lieu de culte réputé qui attirait les pèlerins des environs les plus larges : « (…) On venait en foule à Prébayon, de Violès, de Gigondas, de Vacqueyras, de Sablet, de Vaison, de Malaucène, de Crestet, de Suzette, de Séguret… », écrit l’Abbé Daniel dans sa monographie sur Séguret. Et ailleurs : « …Un grand pèlerinage eut lieu à Notre-Dame de Prébayon en 1869. Des pèlerins venus de toutes les paroisses voisines en nombre de plus de 2500… ».
On y soignait également les maux d’yeux grâce à la petite source de Malézieux dont le fil d’eau ténu se faufile à travers les prêles et le cresson. Deux oratoires dédiés à la Vierge et un autel rustique en pierre bâtie témoignent de la vocation des lieux où la nécessité du culte prolonge la mémoire du désert de prière et de foi.
Photo : Simon SAADA - Texte : Joël-Claude MEFFRE - Paru dans : Ventoux Magazine